La mer

C’était une journée au ciel bas. Une journée comme on en connait trop en Belgique se dit Olivier. Un copain à moi.

J’aime bien le prénom Olivier. Le « O » du début, quand il imprime la page d’un livre en papier, c’est comme une invitation à traverser la feuille pour voir ce qu’il y a de l’autre côté. Un raccourci bien tentant qui prendrait à revers l’auteur du livre en court-circuitant la trame qu’il a imaginée.

Aujourd’hui, Olivier a prévu d’essayer le bateau qu’il il a hérité de son oncle : L’INTREPIDE. Il hésite car c’est sa première sortie en mer avec ce bateau et il n’a pas une grande expérience des bateaux à moteur. Avec son air poupin, Olivier n’a pas vraiment la tête du marin à la face burinée par le soleil et les embruns.

Il regarde le ciel pour évaluer la météo puis son smartphone. C’est au moins la cinquième fois qu’il clique sur son app météo depuis ce matin. Les prévisions sont stables. Peu de vent et pas de pluie. Il hésite encore mais la tentation de sortir en mer l’emporte.

Le bateau dépasse aisément la pointe de la rade. Le moteur produit un « Toug toug toug » régulier. Ça a un côté rassurant. Olivier a le cœur gonflé d’excitation. Il essaie quand même de s’attarder sur ce qui l’entoure pour graver ce moment dans sa mémoire.

Un peu comme dans une nouvelle voiture, les odeurs sont enivrantes. Ça sent la mer, l’iode et en même temps un peu le diesel et l’huile. Faut dire que le bateau n’est plus tout jeune.

« Tiens, c’est quoi cet oiseau ? ». En plissant les yeux pour éviter le soleil, il reconnait un goéland. Sans s’annoncer, un air de musique lui vient en tête. C’est diffus, il y a juste quelques notes. Ça se précise peu à peu. « Et voilà, c’est ça ! Jonathan Livingston le goéland ! ». Il se souvient d’avoir vu le film quand il était petit. Majestueux et plein d’envolées, « Un peu comme moi aujourd’hui ». Et Olivier sourit.

Il revient au bois de la barre. Il est doux et chaud. Agréable. Pas comme la manette des gaz qui fait froid dans la paume de la main. Un nouveau souvenir s’insinue dans ses pensées qui vagabondent. Celui de son cours de physique en première année à l’université. Le prof avait expliqué que deux matériaux, à température identique, renvoient une sensation de confort thermique différente. Vous avez déjà fait attention ? La rampe en bois de l’escalier est bien plus agréable que la poignée en métal de la porte qui vous ramène à la cuisine. Pourtant, elles baignent dans la même température depuis hier soir.

« C’est dingue comme la mémoire peut déterrer des instants du passé qu’on croit oubliés » se dit Olivier.

Tous ces souvenirs et l’ambiance marine l’exaltent. Olivier sent son cœur qui bat, vite. Il perçoit le rythme dans ses tempes. Il pousse un peu la manette des gaz et le « toug toug » se fait plus pressant.

Il regarde la carte. Heureusement. Le banc de sable qu’il doit contourner pour entrer en haute mer se rapproche dangereusement. Il a été distrait. Perdu dans ses rêveries. Olivier donne un violent coup de barre qui fait tanguer le bateau. Au point de le déstabiliser suffisamment pour qu’il lâche la barre. « Wouaw, génial !» .

L’expérience ne semble pas l’inquiéter. Il pousse encore un peu le vieux moteur qui hoquette de plus belle.

Olivier s’amuse de l’écume que l’étrave du bateau projette vers l’arrière en un rouleau blanc. Du goéland qui a du mal à le suivre. Du vent qui siffle dans la cabine. De sa maîtrise de la barre. Des élingues qui claquent. « Je suis LE capitaine » s’émerveille Olivier. Il ressent intensément sa maîtrise, sa puissance. « Plus qu’un capitaine, je suis le roi de la mer !! Oui, le ROI !». C’est comme si ses peurs l’avaient quitté. Évanouies, le laissant pour la première fois de sa vie vraiment « LIBRE ».

Il prend le goéland pour témoin. « Vois comme je suis le Roi de la mer. Allez, ne sois pas si lent, essaie de me suivre ! ». Olivier s’étonne d’enclencher la discussion avec l’oiseau. Mais ce sentiment étrange s’estompe vite. Les voilà qui bavardent au sujet des projets d’Olivier : un voyage autour du monde, un bateau plus grand, une moto Ducatti… Olivier s’offusque quand le goéland lui glisse qu’il ferait bien de ne pas commencer tous ces projets en même temps. Il lui crie de se barrer et l’insulte copieusement, rageusement.

Olivier reporte son attention sur la route du bateau. Cette fois il tient le cap et se dirige vers l’île Marthe. Elle a une drôle de forme, un peu comme une personne couchée sur le dos. La tête et les pieds à chaque extrémité. Si vous êtes passé par la ville de Taupo en Nouvelle-Zélande, vous voyez certainement ce dont je parle : la forme de sandfly mount.

Avec son oncle, Olivier avait déjà approché l’île par le sud. Un essaim de poissons volants fendait l’air par intermittence. Un, sous l’eau, deux, en l’air, un, sous l’eau…. Un spectacle rare et plein de grâce. Hypnotisant de régularité. Cela avait marqué Olivier. De même que les maisons en bois, peintes de couleurs vives, qui parsèment l’île de petits carrés irréguliers. Une centaine d’habitants la peuplent. Ils sont ravitaillés une fois par semaine par le bateau de Max. Tout le monde l’appelle « Max la menace » tant son air renfrogné peut faire peur au premier abord.

A la vitesse où l’INTREPIDE se déplace, l’île se profile rapidement. En la contournant, Olivier constate que le ciel a changé de couleur. De gros nuages rageurs se forment. La mer se couvre de crêtes blanches qui avancent en rangs serrés. Olivier sent le bateau qui balance un peu, au gré de la houle. Il crie en direction des cumulus qui commencent à déverser des cordes de pluies, « Allez, venez, venez ! LE capitaine vous attend ! ».

Le grain se mue en tempête, un peu comme un serpent qui balance sa peau devenue trop petite. Ça se gâte à grande vitesse. Les vagues prennent de la hauteur. Fières de se dresser. Le vent hurle son envie de laisser les vagues loin derrière. En leur arrachant de l’écume blanche au passage. Les nuages, prolongés par les trombes d’eau, fusionnent avec la mer. Un mur noir qui cache l’horizon.

Cette fois Olivier prend peur. Les vagues s’écrasent sur l’avant du bateau. La trappe de la cale est restée ouverte et l’eau s’engouffre, alourdissant la coque qui peine et craque de toutes parts. Olivier s’arque-boute sur la barre pour essayer de garder l’INTREPIDE face aux vagues. C’est la seule manière de passer à travers. Mais la proue a de plus en plus de mal à se relever.

Il se retrouve à l’eau, étourdi, sans savoir comment il a atterri là. Son premier réflexe est de prendre une grande goulée d’air mais la vague suivante le fait plonger. Il est pris dans un rouleau qui le balance de tous les côtés. Olivier ne se souvient pas de combien de temps il a passé comme cela, engourdi par le froid de l’eau, secoué, meurtri. Au bout d’un certain temps, Olivier pense que cela n’en finira jamais. Que cela ne valait même plus la peine d’essayer de lutter pour une nouvelle bouffée d’oxygène. Il se laisse progressivement aller à une sorte d’engourdissement.

C’est Max qui le repêche. Olivier crache l’eau qui est entrée dans ses poumons. Le sel brûle. Il jette un œil par-dessus le bastingage pour voir si l’INTREPIDE est encore là. Mais seule la mer en furie est visible, à l’infini.

Depuis, Olivier vit prostré chez lui. L’énergie semble avoir déserté son corps. Certains jours, il accepte de me suivre pour une balade sur la plage. Il ne parle pas beaucoup. Quand je lui pose une question, j’ai souvent de brèves onomatopées en réponse.

Lors d’une de ses balades, nous nous arrêtons au bord de la plage. La mer s’est retirée, loin. L’idée de faire la distance pour aller mettre nos bottes dans l’eau semble tétaniser Olivier. On s’approche de la grande flaque que les vagues ont laissée derrières elles. On peut traverser à pied. Au bout de la flaque, il y a un petit chenal par lequel l’eau s’écoule. Olivier s’arrête et regarde cette eau qui ruisselle inexorablement pour rejoindre la mer. Il relève la tête pour me dire : « Tu vois, c’est comme moi, tout mon être s’est écoulé et est là-bas au loin. Je n’ai pas la force d’essayer de rassembler toutes les gouttes d’eau pour me remplir à nouveau ». C’est rare qu’Olivier fasse une phrase aussi longue. Je ne sais vraiment pas quoi lui répondre pour soulager l’immense poids qu’il semble porter. Comment l’aider à remonter à la surface ? Il l’a fait quand il était en mer mais, là, c’est comme si son esprit était resté sous les vagues. Un jour, je lui ai demandé ce qui lui ferait du bien pour alléger son fardeau. Sans s’arrêter, il m’a dit « Pas grand-chose, juste être là à côté de moi ». Cela m’a paru une évidence.

Ces balades sont devenues une espèce de rituel. La régularité en fait un moment partagé qui s’imprime dans notre amitié. Comme les vagues qui, à force de passage, façonnent les rochers.

Nous longeons la mer. Comme à son habitude, Olivier ne dit pas grand-chose. Le ciel d’avril est chargé. Tout noir. Entre certains nuages, le soleil fait irruption. Il chauffe notre dos, recourbé pour affronter le vent de face. Au-dessus des vagues un oiseau s’en donne à cœur joie. Le vent le porte et il semble s’amuser à piquer vers la mer avant de redresser au dernier moment. « Oh, un goéland ! » s’exclame Olivier. C’est un peu comme s’il avait soudain refait surface. Le voilà qui sourit. Et ses yeux s’animent en suivant les cabrioles de l’oiseau.

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